Chapitre 17

 

 

— Combien d’hommes as-tu connus ? demanda-t-il enfin.

— Tu veux vraiment le savoir ?

Conrad hocha la tête, même s’il n’en était pas tout à fait certain. Il avait encore un peu de mal à se faire à l’idée qu’elle se déshabillait devant un public masculin dans les années vingt.

— Moins de vingt, mais plus d’un, répondit-elle.

— Sans mentir ni omettre de détail, lui rappela-t-il.

— Très bien. À vingt-six ans, j’avais eu quatre amants.

— Tant que ça ?

Il se renfrogna, agacé par l’idée que quatre hommes aient connu le corps de Néomi, et pas lui.

— Si peu, oui, hélas. Mais si les moyens de contraception avaient été plus fiables, j’en aurais eu bien plus.

Elle semblait tellement à l’aise sur ce sujet, presque fière de son expérience.

Au moins en a-t-elle, de l’expérience, se dit-il tristement. La sienne était inexistante. Et le pire, c’était que Néomi le savait.

Il avait tout juste treize ans lorsqu’il était entré dans le Kapsliga Uur. Il était trop jeune alors pour comprendre ce que cela entraînerait exactement pour lui.

Malheureusement, il avait les souvenirs sexuels d’autres hommes, et aucun ne correspondait à ce qu’il avait envie de voir, de connaître. Certains, même, lui donnaient la chair de poule. Il faisait de son mieux pour les ignorer dès qu’ils se frayaient un chemin jusqu’à son cerveau.

— Est-ce la raison pour laquelle tu as rompu avec ton fiancé ? Parce que tu ne voulais pas te cantonner à un seul amant ?

— Oh non ! J’étais scrupuleusement monogame.

— Alors pourquoi ?

— Il n’avait rien fait de particulier, mais je sentais en lui quelque chose de trouble, d’inquiétant. Malheureusement, le besoin que j’avais depuis toujours de n’aspirer qu’au meilleur avait été plus fort que mon instinct. Or, Louis était le célibataire le plus en vue de la ville. Il était très beau, et riche. Il avait fait fortune dans le pétrole.

Un pincement noua le ventre de Conrad.

— Et donc ? Qu’est-il arrivé au magnat du pétrole ?

— J’ai compris que j’avais négligé mon instinct trop longtemps à son propos. Et je me suis rendu compte que je n’étais pas obligée de me marier. Ni avec lui ni avec personne d’autre. Ma vie de célibataire était bien trop excitante pour que j’y renonce, et financièrement, je m’en sortais très bien. Alors, après avoir passé six mois à tout faire pour qu’il m’épouse, j’ai changé d’avis. Pour Louis, c’était impardonnable.

— Et comment fait une femme pour pousser un homme à l’épouser ?

Conrad faisait de son mieux pour ne pas paraître intrigué et troublé. Mais il ne cessait de l’imaginer usant sur lui de stratagèmes pour obtenir quelque chose, et cela… l’excitait. Il aurait refusé de lui donner ce qu’elle voulait le plus longtemps possible.

— Je l’ai… appâté. Et ensuite, j’ai refusé de lui donner le sourire de la crémière.

Le sourire de la crémière ?

— Ah. Oui, je vois.

Au moins n’avait-elle pas couché avec le roi du pétrole.

— Vingt et un. C’est moi qui marque. Maintenant, parle-moi de la blessure à ton bras.

Comme il hésitait, elle ajouta :

— N’importe quelle question, sans mentir ni omettre de détail.

— Tarut, un démon kapsliga, m’a donné un coup de griffes. La blessure ne guérira que lorsqu’il mourra.

Peut-être Tarut serait-il à ce rassemblement. Si Conrad parvenait à se débarrasser de ses menottes, il pourrait passer à l’offensive et éliminer le démon.

— Pourquoi t’a-t-il fait cela ?

— Il pense que je dois mourir. Je ne suis pas d’accord.

— Comment a-t-il fait pour t’échapper ? Il doit être très fort.

— Tarut dirige une bande.

Parmi les nombreuses espèces de démons que contenait le Mythos, un grand nombre chassait en meute.

— Conrad devrait faire attention à eux aussi, au rassemblement.

— D’une manière générale, les démons sont une des espèces les plus fortes du Mythos, et Tarut est l’un des plus vieux et des plus puissants.

— Pourquoi es-tu devenu un tueur ?

— Ça payait bien.

— Toi, vénal ? Je n’y crois pas, Conrad.

— Qu’en sais-tu ? J’avais besoin de cet argent. Quand les Kapsliga sont devenus mes ennemis, je n’avais nulle part où aller, j’ignorais comment me nourrir. Ils m’ont chassé comme un loup enragé, moi qui ne savais même pas comment survivre en tant que vampire.

Jamais il n’avait été si faible, si perdu. La moitié de sa famille avait été éliminée, l’autre moitié était devenue l’incarnation de ce qu’il haïssait, et lui-même était transformé pour toujours.

— Je mourais de faim, et je sentais le sang partout autour de moi. Chaque nuit, je devais lutter pour ne pas prendre un humain et me nourrir sur lui.

— Et ensuite ? Qu’est-il arrivé ?

— On pouvait acheter du sang, collecté auprès de donneurs, mais c’était cher. Je suis tombé sur une proposition de récompense importante pour la mise à mort d’un changeforme, un être que personne d’autre ne voulait chasser.

— Pourquoi ?

— Parce que vaincre un changeforme est compliqué. Le temps que tu trouves la meilleure manière de l’attaquer, il a changé de forme. J’étais épuisé par la soif, et l’enfoiré m’a bel et bien eu. Mais au moment où j’allais mourir, un instinct nouveau, puissant, a pris le dessus.

Ses crocs s’étaient plantés dans le cou du changeforme, et le sang avait jailli devant ses yeux, coulé dans sa gorge… Perdu… Il était définitivement perdu.

— Conrad ? Conrad ! Ohé !

Lorsqu’il la regarda enfin, elle soupira.

— Tu parlais d’un instinct…

— Un instinct de vampire. Il me dirigeait. Je suis allé récupérer la prime avec la tête du changeforme dans un sac en toile de jute, mais aussi avec ses souvenirs dans ma mémoire. Et soudain, j’ai été très demandé.

Néomi se mordit la lèvre.

— Combien de fois as-tu tué ?

— Je l’ignore. Il y a aussi les victimes que j’ai faites quand j’étais humain. J’ai tué mon premier vampire lorsque j’avais treize ans.

— Si tôt ? Elle était comment, ta vie d’humain ?

— Pour l’essentiel, terrible, froide, désespérée. À cette époque, quand des soldats russes en maraude ne vous attrapaient pas, la peste le faisait à leur place. On n’embrassait plus un être aimé à son retour parce qu’il pouvait rapporter la mort avec lui. Nous étions riches, mais il n’y avait pas de nourriture à acheter, rien.

— Je suis désolée que la vie ait été si dure pour ta famille et toi.

— Au moins, c’est du passé. Comment était la tienne ?

— C’était tout le contraire. Pour moi, la vie était sensuelle, agréable, passionnée, commença Néomi, le regard rêveur. Je me souviens de la chaleur étouffante qui régnait dans le Vieux Carré, en été. Il y avait de la musique dans chaque rue. Je m’amusais dans les fontaines, me laissais entraîner par le jazz… Je me demande ce que tu aurais pensé de cet endroit et de cette époque.

— Pour moi, ç’aurait été un autre monde. De mon temps, on vénérait l’armée et la discipline.

— Et du mien, on vouait un culte au jazz, à l’alcool et à la poursuite effrénée du plaisir. Le seigneur de guerre et la ballerine… on ne peut pas faire plus différents.

— Être une ballerine, ça voulait dire quoi, exactement ?

— Ça voulait dire représentation sur représentation. J’aimais cela, mais même lorsque je n’étais pas en tournée, je m’entraînais six jours par semaine, quoi qu’il arrive.

— Ça se voit.

— Ah oui, c’est vrai. Tu m’as vue danser. Avant-hier, c’était une assez mauvaise journée, pour Néomi le toutou.

Il se renfrogna, mais demanda malgré tout :

— Pourquoi es-tu si… patiente avec moi ? Après tout ce que je t’ai dit ?

— Parce que je sais que tu ne le pensais pas vraiment. Et parce que je suis persuadée que tu n’es pas aussi mauvais que tout le monde semble le penser.

Elle n’avait aucune idée de ce qu’il était réellement. Mieux valait mettre un terme maintenant à l’intérêt amusé qu’elle lui portait.

— Néomi, tu t’es fait une image idéaliste de moi. Je vais te dire les choses telles qu’elles sont. Il y a moins de deux semaines, j’ai tué un être et j’ai bu son sang à son cou comme une bête boit dans un caniveau.

Elle écarquilla les yeux.

— Eh bien, je dois dire que cette image tempère nettement ton pouvoir de séduction. Mais, heureusement, tu as la voix grave, ce qui me plaît beaucoup plus que de raison, donc on peut dire qu’il se crée un certain équilibre entre ça et ton histoire de bête et de caniveau.

Cette façon qu’elle avait de se comporter comme si elle était attirée par lui… Il détestait et adorait ça tour à tour.

— Dans ta bouche, ces faits semblent si faciles à oublier…

— Le passé est le passé, Conrad. Il faut en tirer les leçons et passer à autre chose. Si j’avais eu la même mentalité que toi, je serais restée strip-teaseuse. Je n’aurais jamais aspiré à devenir ballerine, alors que c’est un métier qui ne m’a apporté que de la joie. Imagine tout ce que tu rates. Ta promise, une famille, le bonheur. Contrairement à moi, tu peux avoir un avenir. Il est là, il attend juste que tu le revendiques. Tu as tant de choses à vivre ! Mais pour cela, tu dois cesser de regarder en arrière.

Voilà exactement pourquoi elle était dangereuse pour lui – parce qu’elle le poussait à imaginer ce que l’existence pourrait être. Ce que pourrait être la vie avec elle.

Réaliser mon rêve causera sa perte. Il secoua la tête. La malédiction ne pouvait pas l’atteindre.

Néomi ne pouvait être blessée physiquement. Mais il tenait malgré tout à affronter Tarut.

— Néomi, quand mes frères reviendront, tu dois prendre cette clé.

Elle eut un haussement d’épaules évasif, qui pouvait signifier tout et son contraire.

— Je suis fatiguée, mon grand. Je vais me coucher.

Mon grand. Expression à la fois taquine et affectueuse.

— Où vas-tu ?

En parcourant la maison à sa recherche, il avait constaté que la chambre principale était meublée – chichement, mais meublée –, mais ce n’était pas là qu’elle allait lorsqu’elle n’était pas avec lui. Elle avait forcément un endroit secret où se cacher.

— Oh, ici et là…

— Reviendras-tu demain ?

Elle sautilla jusqu’à lui et, d’un revers de main nonchalant, balaya la mèche de cheveux qui lui barrait le front.

— Franchement, vampire, si tu continues à être aussi charmant, comment veux-tu que je ne revienne pas ?

Sur ces mots, elle disparut.

Mais elle reviendrait. Parce qu’elle ne pouvait pas s’en empêcher.

Conrad sentit un sourire se dessiner sur ses lèvres.

Ame Damnée
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